J’ai eu le plaisir d’intervenir au Parlement grec, dans le cadre de la XXXVe session annuelle de la section Europe de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie. Devant des parlementaires de plusieurs Etats et régions d’Europe, j’ai donné ma vision du monde uni-multipolaire dans lequel nous sommes aujourd’hui et des défis que cela pose à la gouvernance mondiale.
Voici le texte de mon intervention :
« Monsieur le délégué général,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Je vais aujourd’hui aborder une question dont je dois dès à présent vous dire que je n’apporterai pas de réponse à la fin de mon exposé, tant celle-ci est complexe étant donné le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui.
Mais pour l’aborder, je vais d’abord expliquer ce que recouvre, de mon point de vue, la notion de monde uni-multipolaire pour ensuite vous livrer des éléments sur ce que pourrait être, dans un tel monde, une gouvernance mondiale efficace.
- Le monde uni-multipolaire et son explication
Je voudrais commencer par dire que je partage tout à fait le constat posé par M. Venizelos lorsqu’il affirmait que la gouvernance mondiale ne fonctionne aujourd’hui pas. Ceci est en germe depuis quelques années et c’est devenu tout à fait incontestable depuis la guerre en Ukraine. La régulation du monde par les États-Unis ne fonctionne plus, précisément parce que, vu la configuration du monde, ils ne sont plus en mesure d’assurer ce rôle.
Ceci dit, je dois vous expliquer ce que j’entends par monde uni-multipolaire. Pour cela, le mieux est d’expliciter des notions qui sont proches ou qui s’en distinguent.
Commençons par celle de monde unipolaire, déjà abordée par les orateurs précédents.
La situation dans laquelle nous sommes peut être vue comme un état de transition entre deux modalités du système international : unipolaire et multipolaire. Nous venons d’un monde unipolaire, celui qui a succédé au monde bipolaire de la guerre froide et le résultat de la victoire d’un camp sur l’autre. Ce moment unipolaire débute en 1991, date de l’éclatement de l’URSS et également de la première guerre du Golfe. Du premier événement découle le fait que les États-Unis n’ont plus de rival. Mais le second est peut-être plus important. En effet, face à l’invasion du Koweït par l’Irak, les États-Unis ont pris la responsabilité de rétablir l’ordre international et d’être le bras armé de l’ONU, organisation qui proscrit l’usage de la force et, plus encore, l’annexion de territoire d’un autre État. Pour cela, les États-Unis mettent en place une coalition qui comprend la plupart des pays du monde. Ils sont dès lors investis du rôle de gendarme du monde, non seulement du fait de leur supériorité militaire incontestable, mais aussi de ce rôle de leader. La suprématie n’est pas seulement militaire, elle est aussi politique et économique. On parle alors de « moment américain » ou, pour reprendre les mots d’Hubert Védrine d’hyperpuissance. Il est difficile de dire exactement quand ce moment s’achève. Nul doute que les historiens des temps futurs disserteront sur cette question. S’agit-il du moment où, lors de la guerre en Syrie, Bachar El-Haddad utilise des armes chimiques contre son propre peuple alors que
Barack Obama avait posé qu’il s’agirait d’une « ligne rouge » qui entraînerait une intervention américaine si elle était franchie ? Le gendarme menaçait, pour afficher ensuite son impuissance ou sa volonté de ne plus endosser ce rôle. Est-ce, toujours dans le conflit syrien, lorsqu’on laisse prospérer durant plusieurs années l’État islamique tant en Syrie qu’en Irak ? Ou bien au moment de l’élection de Donald Trump ?
On peut aussi évoquer le départ d’Afghanistan en décembre 2021, qui ressemblait fort à une débandade après un engagement de vingt ans dans ce pays. Il est en tout cas clair que, si ce n’était déjà fait avant, nous avons basculé dans un autre monde avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022.
Plus précisément, ce n’est pas l’attaque, mais sa suite qui nous importe, à savoir un engagement des pays occidentaux pour condamner et sanctionner la Russie… mais sans engagement du reste du monde. En effet, si l’on prend l’ensemble des pays ayant pris des sanctions contre la Russie, on arrive à un total de 60% du PIB mondial. Les pays représentant les 40% restants – et la grande majorité de la population mondiale – n’ont pas cru bon de sanctionner la Russie, alors que d’autres avaient lancé le mouvement. Pour mesurer l’ampleur de la rupture observée ici, il faut rappeler la Charte des Nations unies. Celle-ci expose dès son article premier :
« Les buts des Nations Unies sont les suivants :
1. Maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix » (nous soulignons)
Or qu’a fait la Russie sinon un acte passible de « répression » ? Celle-ci ne viendra jamais.
Citons également l’article 2 de cette même Charte :
« L’Organisation des Nations Unies et ses Membres, dans la poursuite des buts énoncés à l’Article 1, doivent agir conformément aux principes suivants :
(…)
4. Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies. » (nous soulignons)
Rappelons que, dans le conflit ukrainien, la Russie n’a pas seulement attaqué ce pays dans le but de renverser son gouvernement – ce qui était l’objectif initial de l’ « opération spéciale ». Elle a également procédé très officiellement à l’annexion de quatre oblasts ukrainiens en septembre 2022.
Ce faisant la Russie ne s’est pas seulement rendue coupable de crime de guerre et d’agression. Elle a ouvertement violé tous les principes de la Charte des Nations unies. C’est la raison pour laquelle Oleksandra Matviichuk, prix Nobel de la paix 2022, déclarait à l’occasion de la remise de son doctor honoris causa à l’UCLouvain que la Russie devait, à tout le moins, être suspendue de son droit de vote au Conseil de Sécurité de l’ONU. Or rien de tel ne fut ni fait, ni entrepris. Ce n’est donc pas seulement l’ordre unipolaire qui a été remis en cause, mais bien l’ordre onusien issu de la Seconde Guerre mondiale. De fait il faut remonter à la Seconde Guerre mondiale pour voir un État européen s’adjuger le territoire d’un de ses voisins – si l’on excepte l’annexion de la Crimée en 2014.
Depuis lors, il est clair qu’il n’y a plus de gendarme du monde. Le parallèle entre la première guerre du Golfe et le conflit ukrainien est éclairant. Dans les deux cas, un pays envahissait son voisin, au mépris des principes de l’ONU. Dans les deux cas, les États-Unis entendent punir l’agresseur – certes de manière différente – et prennent pour cela la tête d’une coalition. Mais le résultat est radicalement différent, et nous indique pourquoi nous avons changé de monde.
Les États-Unis et leurs alliés ont mis tout leur poids pour faire plier la Russie, en vain. Diplomatiquement, les Occidentaux ont notoirement échoué à rallier la communauté internationale à leur cause alors que l’action de la Russie est en opposition flagrante avec le droit international et les principes fondamentaux de l’ONU. Militairement, l’aide occidentale à l’Ukraine, bien que massive, n’a pas permis à celle-ci de reconquérir l’ensemble du territoire perdu depuis l’offensive russe, loin de là.
Mais s’il est établi que l’ordre unipolaire n’est plus, dans quel système sommes-nous entrés ?
Beaucoup avancent que nous sommes, ou serons bientôt, dans un monde bipolaire, la Chine remplaçant l’URSS de la guerre froide. C’est ainsi que Gilles Gressani parlait hier de temps de l’interrègne puisque nous serions entre deux guerres froides, la véritable opposition entre la Chine et les États-Unis étant encore à venir. Permettez-moi de douter que cette situation advienne. Il ne fait aucun doute que les États-Unis et la Chine sont aujourd’hui les deux premières puissances mondiales. Mais ce n’est pas pour cela que nous avons, ou que nous aurons, un monde bipolaire. Il faut rappeler que le monde bipolaire est historiquement une situation assez rare. Celui-ci se caractérise par la présence de deux leaders soutenus par une alliance rigide rassemblant un grand nombre d’autres puissances. À part la guerre froide, on ne voit guère d’exemple historique sinon, sur une échelle locale, la guerre du Péloponnèse opposant Sparte et Athènes soutenus par leurs alliés respectifs. Or ce qui empêche précisément une nouvelle confrontation bipolaire, c’est que la Chine n’a pas d’allié et ne veut pas en avoir. En effet, les dirigeants chinois considèrent leur pays comme intrinsèquement supérieur aux autres, ce qui implique qu’ils ne puissent être entraînés dans un conflit qu’ils ne voudraient pas. Ainsi la Chine ne cherche pas à avoir des alliés, mais des vassaux, c’est-à-dire des États qui sont dépendants d’elles, notamment économiquement. La Chine est donc bien incapable de constituer l’équivalent du Pacte de Varsovie ou des liens sécuritaires forts comme ceux que l’URSS avait noués avec plusieurs pays en développement sur plusieurs continents. Bien plus, l’attitude de la Chine suscite la méfiance, sinon l’hostilité. Beaucoup de pays africains ont vu le risque de dépendance, peut-être plus impitoyable que celle envers les pays occidentaux. De fait, la Chine fait peur et elle est très concrètement entourée d’États qui la craignent, dans un arc allant de l’Inde au Japon, en passant par le Vietnam, la Corée du Sud et, bien sûr Taiwan.
Si la Chine n’est pas un véritable concurrent pour les États-Unis, elle est en revanche un compétiteur on ne peut plus sérieux, qui sape le leadership américain sur le monde. Sa montée en puissance participe à l’avènement d’un monde multipolaire. Historiquement, cette configuration est le mode normal des relations internationales. C’est en tout cas celui qui a prévalu depuis la Renaissance jusqu’à la Première Guerre mondiale. Plusieurs théoriciens des relations internationales, en particulier de l’école réaliste, estiment qu’il s’agit du monde de fonctionnement par défaut de tout système international, en soulignant une régulation par l’équilibre spontané des alliances entre grandes puissances. De puissants arguments vont dans le sens de l’avènement d’un monde multipolaire, une fois établi que les États-Unis sont incapables d’assume leur rôle de gendarme ou même de leader mondial. Depuis la guerre en Ukraine, l’évolution est spectaculaire et les événements exemplatifs pourraient être multipliés. Nous nous contenterons de citer l’autonomisation d’un acteur comme l’Arabie Saoudite, auparavant dans le giron américain. Dans ce nouveau monde, des puissances auparavant calmes développent des politiques régionales autonomes. Et dans la volonté de nombreux États dans le monde de ne pas suivre l’occident dans la voie des sanctions envers la Russie, il y a indéniablement cette volonté de participer à l’événement de ce monde multipolaire. De fait, les trois conflits dont nous avons parlé depuis hier – Ukraine, Haut-Karabakh, Israël-Gaza – sont les manifestations de l’autonomisation d’acteurs régionaux. Il s’agit en l’occurrence de la Russie, de la Turquie soutenant l’Azerbaïdjan et de l’Iran soutenant le Hamas. Ces puissances s’enhardissent à un point qui n’aurait pas été possible si les États-Unis assuraient encore la police du monde.
Mais pour autant, avons-nous basculé dans un monde multipolaire où les États-Unis ne seraient qu’une puissance parmi d’autres – quand bien même serait-elle la plus puissante ? La réponse me semble être négative, en tout cas aujourd’hui. En effet, les États-Unis sont sans réel rival et possèdent une place tout à fait particulière dans le monde actuel. Ils sont la seule puissance capable de projeter des forces conséquentes partout dans le monde et, ce qui est directement lié, la seule thalassocratie mondiale. Ils sont également à la tête d’alliances particulièrement solides avec de nombreux pays dans le monde. La première d’entre elles est bien sûr l’OTAN, mais on peut également citer les alliances avec le Japon, la Corée du Sud, Taïwan ou l’Australie. Ils disposent aussi d’une position dominante en matière monétaire, avec la place prépondérante du dollar. De même en matière technologique, en particulier via des multinationales qui dominent le marché. Citons simplement des GAFAM (toutes américaines) dans le numérique. La Chine est certes une concurrente en ce qui concerne la technologie, mais la segmentation du monde en cours et les craintes liées à la Chine font que les entreprises américaines continueront à dominer longtemps les marchés les plus lucratifs que sont, outre l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Amérique latine. Surtout, les États-Unis restent le seul recours mondial en termes de garantie de sécurité. Il faut voir aujourd’hui le jeu mondial à plusieurs niveaux. Le niveau le plus pertinent est souvent le niveau régional. Mais précisément, un acteur en difficulté à ce niveau face à un acteur menaçant sera tenté d’avoir recours aux États-Unis pour contrer ce dernier. Que le voisin en question soit la Chine, l’Iran ou la Russie, le mécanisme est le même : les pays asiatiques, les monarchies du Golfe, ou les Européens feront appel aux États-Unis pour leur sécurité. La montée des périls dans un monde davantage multipolaire n’est donc pas contradictoire avec le maintien d’une place particulière pour les États-Unis, bien au contraire. Et plus la Chine grandira en puissance, plus les pays voisins auront besoin des États-Unis. J’en veux pour preuve la visite récente de Joe Biden au Vietnam. Il faut mesurer ce que cela représente pour les Vietnamiens après l’engagement particulièrement destructeur des États-Unis au moment de la guerre froide. Mais la peur de la Chine amène au réalisme. C’est le même réalisme qui conduira, sans aucun doute, l’Inde à se rapprocher des États-Unis qui sont les seuls à pouvoir les protéger de la menace chinoise. Rappelons que pour l’Inde cette menace n’est pas théorique ou cantonnée à l’économie, mais très concrète avec des combats réguliers et des déplacements de frontières dans le massif himalayen.
2. Refonder la gouvernance mondiale
Quelle que soit la manière dont on entend qualifier le monde actuel, force est de constater qu’il est particulièrement fragmenté. Il semble bien que jamais l’écart n’ai été aussi grand entre la nécessité de coopération internationale et l’absence de base pour celle-ci. Le besoin de régulation est grand, tout simplement parce que la mondialisation est présente comme jamais. Nous l’avons vu au moment de la crise Covid, lorsqu’un virus s’est propagé très rapidement et a entraîné une paralysie de la planète. Mais plus révélateur peut-être, on a pu mesurer l’interdépendance économique tout au long de cette crise. Cela est particulièrement visible car aujourd’hui, tous les produits complexes sont produits dans plusieurs pays. Ainsi le confinement dans un seul pays peut perturber toute une chaîne de production. Ce fut notamment le cas lorsque la Chine mit en place un confinement aussi strict que tardif, à contre-courant des autres pays du monde qui avaient déjà levé les restrictions. À cette interdépendance économique s’ajoute l’interdépendance humaine. François Gemenne avait raison de souligner hier la dimension structurelle des migrations, qui font, et feront encore davantage à l’avenir, parti des grands phénomènes mondiaux à réguler. Mais effectivement tous ne perçoivent pas ce caractère structurel. Il suffit de remarquer que l’on parle depuis au moins dix ans de « crise migratoire » en Europe. Un phénomène qui dure depuis dix ans est-il encore une crise ? L’emploi de ce terme en dit bien plus sur la perception que l’on a de ce phénomène que sur le phénomène lui-même.
Avant de parler du « comment », parlons du « quoi ». Quels thèmes une nouvelle gouvernance mondiale devrait-elle couvrir en priorité ?
Le premier d’entre eux est bien sûr l’aspect sécuritaire, avec pour objectif d’assurer, sinon une paix totale dans le monde, au moins de faire en sorte que les États fautifs soient sanctionnés et donc dissuadés d’agir ainsi. Force est de constater l’incapacité du Conseil de sécurité de l’ONU à ce sujet, non seulement dans le conflit ukrainien – où la Russie bloque logiquement toute sanction – que dans les deux autres conflits que nous avons évoqués. Le Conseil de sécurité a « collé » au système international durant la guerre froide puis dans le moment unipolaire, pour des raisons différentes d’ailleurs. Mais il n’est plus adapté au monde actuel marqué par la concurrence entre l’Occident et les puissances contestataires que sont la Russie et la Chine. Il est à mon sens illusoire de vouloir réformer le Conseil de sécurité. Supprimer le droit de veto d’un ou plusieurs membres permanents relève de l’utopie. L’élargissement à d’autres membres permanents se heurte à l’opposition d’autre pays. Ainsi la Chine n’a aucune envie de voir l’Inde ou le Japon intégrer le conseil de sécurité de façon permanente. Dans une configuration toute différente, il en est de même pour la Colombie ou l’Argentine, peu désireux d’être représentés par le Brésil dans cette instance. Si ce n’est plus le Conseil de sécurité de l’ONU, une autre instance devra assurer ce rôle. Ne comptez pas sur moi pour vous dire quoi aujourd’hui. Contentons-nous de constater l’incapacité de cette instance à assurer le rôle qui constitue sa raison d’être et d’estimer que, malheureusement, cette incapacité n’est pas conjoncturelle mais lié à la nouvelle configuration des forces au niveau mondial.
Le second aspect a trait à l’économie. Le rôle de l’OMC en cette matière est malheureusement en régression. Nous assistons, en particulier depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir en 2016, à une reprise du protectionnisme et à la constitution de blocs régionaux. Mais je voudrais insister sur un aspect particulier, mis en lumière par le conflit ukrainien. Il s’agit en l’occurrence de biens essentiels, vitaux pour l’humain, que sont la nourriture ou encore l’énergie. Aujourd’hui ces biens sont traités comme n’importe quel autre bien de consommation. Un smartphone, une table ou un micro. Ce n’est pas normal et ce n’est pas tenable. Évidemment c’est le privilège d’un observateur extérieur – et non d’un acteur – d’avoir une vision exigeante. Mais tout de même, comment peut-on accepter ce chantage de la Russie et le fait que l’accord sur l’exportation des céréales russes dépende d’un accord entre Volodymyr Zélenski et Vladimir Poutine avec un autre autocrate, en l’occurrence Recep Tayyip Erdogan comme médiateur – certes avec la participation de l’ONU. Ceci est bien sûr un problème pour l’Ukraine, mais pas seulement. Il s’agit surtout d’un problème mondial, et il est inacceptable que des millions de personnes puissent souffrir de la faim alors que, malgré la guerre, l’Ukraine parvient toujours à produire des céréales prêtes à être exportées. Le principe devrait être que les exportations de biens essentiels pour l’humanité soient assurées. Et que si des belligérants veulent jouer avec la vie de personnes qui n’ont rien à voir avec ce conflit, ils soient tout simplement empêchés de le faire. Car la sécurité alimentaire mondiale est un bien commun à défendre, et c’est précisément pour défendre ces biens communs qu’une nouvelle gouvernance mondiale doit être établie. Il ne s’agit pas de détailler ici les modalités pour rendre ceci effectif. Mais une nouvelle gouvernance mondiale ne peut pas passer à côté de ces biens essentiels. La seule question devrait être la définition de la liste de ces biens dont la libre circulation devrait être assurée pour le bien de tous.
Le dernier aspect concerne l’action contre le changement climatique. Comme l’a dit François Gemenne hier, nous risquons d’arriver à une situation où l’Europe parvient à décarboniser son économie alors que le reste du monde verrait ses émissions de gaz à effet de serre progresser. Le réchauffement climatique est un problème global qui en peut être résolu que par la coopération globale. Et c’est précisément pourquoi nous échouons dans cette entreprise. Mettons-nous à la place d’extra-terrestres qui observeraient l’humanité ou d’historiens des temps futurs qui porteraient un regard sur notre époque. Le drame est qu’est survenu un problème qui réclame une gestion au niveau mondial alors qu’il n’y a non seulement pas de gouvernement mondial, mais même aucun mécanisme contraignant pour obliger les États à rempli leurs obligations en matière d’émission de gaz à effet de serre. L’humanité est toujours divisée en États jaloux de leur autonomie, y compris celle qui leur permet de causer des dégâts irréversibles à leur environnement.
Ceci étant posé, que faire ? Que faire pour qu’advienne une nouvelle gouvernance mondiale qui permet de relever ces défis, ou au moins s’y attelle efficacement ?
La première question à traiter est celle de l’ONU. Même si le Conseil de sécurité a cessé de fonctionner de manière efficace, l’ONU est un bien commun inestimable. Il s’agit du seul endroit où l’ensemble de l’humanité se parle de manière constante et structurée. La multiplication des agences onusiennes participe puissamment à la gouvernance mondiale, même si elles n’ont pas de pouvoir véritable. Ces éléments constituent le socle sur lequel bâtir une nouvelle gouvernance mondiale. Mais ce ne sera bien sûr pas suffisant.
Je ne vais pas vous livrer d’éléments précis ici, mais des principes.
Pour refonder la gouvernance mondiale, il faut prendre la mesure du basculement du monde dans lequel nous sommes. Non pas une évolution, mais un basculement. Car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque l’on voit comment la Russie viole le droit international, sans sanction de la part de la plupart des pays du Sud. L’ordre international est remis en cause et il faut faire autre chose que réformer les organisations censées assurer cette gouvernance que sont, notamment, le FMI, la Banque mondiale, l’OMC. Il faut se souvenir qu’il s’agit d’institutions dominées par les Occidentaux, et qu’au moment de la fin de la guerre froide, on a simplement étendu l’action de ces institutions à l’ensemble du monde, sans intégrer davantage les autres pays. Songez que, traditionnellement la Banque mondiale est présidée par un américain et le FMI par un Européen, et ce depuis l’origine de ces institutions qui date des années 50. Songez que les BRICS ont simplement 15% des droits de vote au FMI alors qu’ils représentent 25% du PIB et 40% de la population mondiale. L’heure n’est plus à la réforme, elle est à un New Deal, un rebattage complet des cartes qu’il faut offrir aux pays non-occident pour leur faire non seulement la place qu’ils méritent aujourd’hui, mais aussi celle qu’ils auront demain. Cela suppose peut-être de remplacer simplement les institutions actuelles par d’autres. Mais il s’agit en tout cas de refonder. C’est à ce prix que nous parviendrons à dépasser la rancœur actuelle envers l’occident, qui est malheureusement une réalité aujourd’hui.
Pour cela il faudra distinguer entre deux types d’acteurs parmi ceux qui n’ont pas souhaité nous suivre dans la condamnation de la Russie. Il y a des États viscéralement anti-occidentaux, qui font de l’opposition à nos valeurs une de leur raison d’être. On pense ici à la Chine, la Russie, l’Iran et de manière plus anecdotique la Corée du Nord. Mais ils sont tout à fait minoritaires, malgré le poids de la Russie et de la Chine. La grande majorité des autres pays veulent simplement un monde plus équilibré, qui entrerait ouvertement dans une phase postérieure à celle de la domination occidentale. Il y a parmi ceux-ci de grandes démocraties, comme le Brésil ou l’Afrique du Sud. Des démocraties imparfaites et même des régimes purement autocratiques comme l’Arabie saoudite. Mais tous ces gouvernements sont pragmatiques et prêts à participer à une nouvelle gouvernance si on leur fait une juste place. Mais c’est aux pays occidentaux, et en particulier européens, de faire le premier pas pour proposer cette nouvelle gouvernance.
Je vous remercie. »
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