Le 9 juin dernier, se déroulait en Belgique une journée électorale dont ce pays a le secret, où l’on cumule scrutin fédéral, régional (et donc communautaire) et européen. La grande sensation a été le basculement au centre-droit de l’électorat francophone. Mais à y regarder de plus près, c’est en Wallonie que ce basculement a réellement eu lieu. Concernant cette région, dire que le résultat des élections du dimanche 9 juin est historique n’est pas galvaudé. Pour comprendre la portée de ce séisme politique, il faut d’abord rappeler que jamais le PS n’y avait laissé la première place à une élection depuis un demi-siècle, à une exception près : le scrutin fédéral de 2007. Mais 2007 fut effectivement une exception, liée à la succession d’affaires du PS carolo, doublée d’une très bonne campagne de Didier Reynders. A l’époque, l’avance du MR était de moins de deux points (31,2% contre 29,5%) et dans les deux provinces wallonnes les plus peuplées (Liège et le Hainaut), le PS était encore en tête. La victoire électorale libérale ne s’était d’ailleurs pas concrétisée au niveau politique : il fut alors impossible de former un gouvernement fédéral sans le PS du fait de l’opposition du cdH de Joëlle Milquet. Le MR était certes premier mais il était bien seul. Le retour à la normale dès le scrutin suivant – avec un PS devançant largement le MR en 2009 (32,7% contre 23,4%) – accréditait le mythe d’une Wallonie foncièrement à gauche où, si les socialistes perdaient des points, ce ne pouvait qu’être au profit du PTB ou d’Écolo.
Rien de commun en 2024. D’abord, l’avance du MR sur le PS, second parti wallon, est plus que confortable (30% contre 23 %) et personne, ni les sondages, ni aucun analyste politique n’avait anticipé un tel raz-de-marée. Surtout, ce succès du MR se double d’un score là aussi inattendu de 20% pour Les Engagés, parti issu de la recomposition d’un cdH qui faisait 10% des voix en 2019 et que beaucoup estimaient moribond. Concrètement, en cinq ans, le MR a augmenté son niveau de soutiens de presque 40% et les Engagés de… 90% ! Des évolutions sans commune mesure avec ce que l’on observait jusqu’alors dans un paysage politique wallon marqué par la continuité, à l’exception des évolutions d’Ecolo aussi cycliques que spectaculaires. Ce double succès annonce non un accident mais un changement structurel de l’électorat wallon : cette terre, que l’on a longtemps considérée comme étant de gauche a plébiscité deux partis de centre-droit. Ajoutons par ailleurs que, pour la première fois, la NVA se présentait en Wallonie et que l’extrême-droite était bien présente avec le nouveau parti « Chez nous » – ces deux partis rassemblant respectivement 1,9 et 2,4 % en région wallonne. Dans le même temps, les trois partis de gauche – PS, Ecolo et PTB – affichent un score cumulé de 40,5% des voix contre 54,8%. La Wallonie n’est donc plus à gauche.
Ayant mesuré l’ampleur du phénomène, il nous reste à tenter de l’expliquer. Il y aura bien sûr des analyses plus fouillées et basées sur des études et données concrètes plus fines (dont nous ne manquerons pas de parler dans ce blog lorsqu’elles sortiront). Mais l’idée ici est plutôt de fournir plusieurs pistes d’explications et d’interprétations basées sur les données dont on dispose aujourd’hui, à savoir les résultats électoraux eux-mêmes ainsi que l’étude sortie des urnes effectuée par le CEVIPOL.
L’analyse ci-dessous concerne à la fois les Engagés et le MR tant, il me semble, les causes profondes du succès tiennent, pour les deux partis, en un triptyque gagnant : clarté, responsabilité et nouveauté/ouverture. Pour autant, le dosage de ces différents effets dans la recette gagnante n’est pas le même pour les deux partis. Et il faut encore ajouter deux effets propres au MR : la popularité de Sophie Wilmès et l’intervention de Pierre-Yves Jeholet une semaine avant le scrutin.
Clarté
C’est le premier élément qui frappe dans les deux partis gagnants et singulièrement leurs présidents : la clarté du message délivré, sans hésitation, atermoiements ou ambiguïtés. Tout communicant le sait : qu’il s’agisse de politique ou de marketing, un message clair sera toujours plus facilement entendu et compris. Pourtant, la politique belge est souvent faite d’ambiguïtés, que ce soit pour calmer les dissensions internes au parti, ou pour ménager les adversaires d’avant-élections qui seront les potentiels partenaires le jour d’après.
Au jeu de la clarté, George-Louis Bouchez est bien sûr le champion – parfois jusqu’à l’extrême – ce qui lui aliéna à la fois ses futurs partenaires et une partie des médias. Mais il avait justement choisi une stratégie particulière audacieuse en Belgique : faire fi des affinités à construire ou à ménager avec ses adversaires en vue de la formation de coalitions futures, pour se concentrer uniquement sur le résultat électoral. En somme, l’objectif était d’assommer le 1er tour – là où le nombre de parlementaires est distribué et le rapport de force posé – afin de se rendre incontournable pour le second. Pari on ne peut plus osé, mais à l’arrivée réussi.
Côté Engagés, le président Prévôt partait de plus loin. Les centristes sont, par définition, enclins à ménager tant leur droite que leur gauche afin de pouvoir, une fois l’élection passée, être le parti pivot idéal pour compléter une coalition. Mais il a pourtant réussi à incarner une certaine clarté, en orientant clairement le discours de son parti au centre droit. George-Louis Bouchez l’a d’ailleurs largement aidé pour cela : ce dernier était devenu tellement antipathique aux yeux du PS et d’Ecolo, que Les Engagés étaient, quoi qu’il arrive, l’option privilégiée par les partis de gauche. On a d’ailleurs vu un point commun en termes de message entre les deux partis : l’accent mis sur la valeur travail avec, comme traduction programmatique, la volonté de mettre fin au caractère illimité dans le temps des allocations de chômage.
Maxime Prévot a également su imposer une ligne claire en interne. On fut bien loin de la guerre des clans et des egos qui avait pu traverser le cdH par le passé. L’épisode du lâchage en pleine campagne de Melchior Wathelet par Joëlle Milquet dans l’affaire du survol de Bruxelles en 2014 n’était pas le moindre. Rien de tel depuis que Maxime Prévot a pris la présidence, et encore moins durant la campagne électorale. Il faut dire que le parti a d’abord subit une cure d’auto-amaigrissement qui a vu un certain nombre de personnalités le quitter, soit par lassitude, soit au vu du peu de perspectives qui se présentaient. L’arrivée dans un deuxième temps de personnalités de la société civile n’a bien sûr pas changé l’unité en termes de communication : aucun des nouveaux venus n’a contesté la ligne du parti. La seule qui a pu le faire fut Elisabeth Degryse qui refusât de fermer la porte à une coalition avec le PTB. Elle fut immédiatement recadrée par Maxime Prévot qui affirmait là une double clarification : il n’y a qu’une seule voie en interne (pas question que celle qui pouvait incarner l’aile gauche fasse entendre une telle différence) et aussi en termes de coalition. Les électeurs des Engagés – comme ceux du MR du reste – savaient donc que leur parti n’irait pas en coalition avec le PTB. Or les Belges détestent les ambigüités qui, poussées à l’extrême, font qu’ils ne savent parfois plus si leur vote sert à quelque chose. Pour rappel, c’est le « coup » qu’avait tenté – et réussi – Elio Di Rupo en 2009 lorsqu’il avait affirmé face à Didier Reynders qu’il ne gouvernerai pas avec le MR quoi qu’il arrive. Le résultat avait été une remontée spectaculaire et inespérée des socialistes dans la dernière semaine de campagne suivant ce débat.
A l’inverse, PS et Ecolo ont entretenu l’ambiguïté quant au fait de gouverner avec le PTB… tout en les qualifiant de populistes et d’irresponsables. Cette ambiguïté a atteint son paroxysme au moment de la réforme de la réforme du décret paysage, qui a vu ces partis suivre la demande du PTB pour finalement voter avec lui. A la suite de cette séquence marquante pour le début de campagne – et qui préfigurait déjà un alignement MR-Les Engagés – on pouvait dès lors fort bien imaginer soit une coalition PTB-PS-Ecolo, soit une gouvernement minoritaire PS-Ecolo soutenu par le PTB. Pour rappel, cette dernière formule est celle de la coalition « coquelicot » envisagée à l’été 2019.
Responsabilité
L’enjeu rejoint ici aussi la question des coalitions post-électorales, mais cette fois au niveau fédéral. Il concerne l’attitude vis-à-vis de la NVA. Si les électeurs belges ont en horreur les ambiguïté et les alliances contre nature entre partis, ils détestent plus encore ces très longues périodes sans gouvernement de plein exercice que nous avons expérimentées en 2007, 2010-2011, puis 2019-2020 avec tout le climat anxiogène qui l’accompagne. Une nouvelle période de crise, peut-être encore plus dangereuse que les précédentes, était annoncée, tant on anticipait des résultats divergents entre le nord et le sud du pays. Bien sûr, aucun parti francophone n’avait envie de maintenir le pays dans la crise. Mais cela supposait de négocier avec la N-VA une réforme de l’État, soit une perspective peu réjouissante politiquement et difficile à défendre électoralement. Face à ce dilemme, les deux futurs vainqueurs des élections ont été clairs : ils étaient prêts à gouverner avec les nationalistes flamands. S’ils l’ont répété à quelques jours du scrutin, il s’agissait d’une position constante pour les deux chefs de partis : George-Louis Bouchez a toujours appelé de ses vœux une majorité de centre-droit au fédéral alors que Maxime Prévôt a posé dès janvier qu’il était possible pour Les Engagés de gouverner avec la N-VA, même si ce parti n’était pas son premier choix.
Bien davantage que de savoir s’il y aurait ou non une réforme de l’Etat, la question portait sur la nature de celle-ci et son ampleur. S’agirait-il d’un simple toilettage, d’une consolidation de compétences au niveau régional ? Ou bien du confédéralisme prôné par la N-VA ou d’un pas décisif vers celui-ci ? Probablement que bon nombre d’électeurs ont compris – et George Louis Bouchez ne s’est pas privé de le marteler – que la réforme serait bien plus légère, voire inexistante, si la N-VA devait la faire avec des partis plus proches d’elle au niveau socio-économique. Et vu les écarts programmatiques entre la N-VA et le PS, il était facile d’imaginer qu’un accord entre ces deux partis ne pouvait conduire qu’à dépecer la Belgique fédérale. Une victoire du PS acterait par ailleurs la vision de la N-VA d’une Wallonie éternellement à gauche, avec laquelle la Flandre de droite ne pourrait rien faire sinon se séparer.
Là encore, cette prise de responsabilité et cette ouverture à négocier avec le vainqueur des élections en Flandre rappelle une autre victoire socialiste. Il faut se rappeler qu’au cours de la campagne de 2010, Philppe Moureaux avait, à quelques jours des élections, avancer une méthode pour prendre à bras le corps les questions communautaires et proposait explicitement de scinder BHV. Une attitude qui contrastait fortement avec celle d’un Didier Reynders, alors otage du FDF d’Olivier Maingain pour des raisons internes au MR, ou d’une Joëlle Milquet empêtrée dans son image de « Madame non ». Là aussi les électeurs avaient choisi la responsabilité en donnant au PS sa plus grande victoire depuis les années 80 : 37% des voix en Wallonie ! Un score à partir duquel le PS n’a fait que baisser à chaque élection, pour atteindre le maigre 23% aujourd’hui.
Si les électeurs aiment la clarté, ils apprécient aussi les partis qui feront quelque chose avec leurs votes et éviteront, autant que possible, à la Belgique de connaitre une nouvelle crise politique.
Nouveauté et ouverture
Si on la compare à ce qui se passe ailleurs en Europe, la politique en Belgique, et singulièrement en Belgique francophone, présente un trait tout à fait particulier : le non-renouvellement des partis, et, dans une large mesure, des idées. Partout ailleurs, les systèmes politiques évoluent. De nouveaux partis apparaissent, et ceux-ci parviennent parfois à devenir dominants, comme en France (En Marche et ses suites) ou en Italie. Certains apportent des idées nouvelles et une approche de la politique innovante – Ciudadanos ou Podemos en Espagne, Syriza en Grèce. Les Pays-Bas ont même vu leur système politique totalement chamboulé avec aujourd’hui un gouvernement majoritairement formé de partis apparus assez récemment. Par contraste, le paysage politique en Belgique francophone apparait comme fossilisé. Le seul « nouvel » acteur d’envergure est Ecolo… fondé dans les années 80. D’autres acteurs sont apparus – MCC, CDF, Parti Populaire – mais sans jamais réaliser de percée durable. Le PTB pouvait incarner une image de nouveauté. Mais le fait est que ce parti existe depuis plus de 40 ans et n’a changé ni son idéologie, ni son mode de fonctionnement interne, seulement sa communication. Le second point saillant est la déconnexion, pour ne pas dire l’hermétisme du monde politique par rapport à la société civile. En Belgique, ce sont les partis qui imprègnent la société civile via les institutions des piliers historiques (syndicats, mutuelles) et une myriade d’asbl avec des degrés divers d’affiliation ou de proximité avec eux. Le mouvement inverse est rare. Ce n’est pas l’intégration de manière épisodique de candidats vedettes dont l’apport électoral est inversement proportionnel à l’influence qui pouvait changer la donne.
Dans ce contexte, toute ouverture d’un parti ou, plus encore, une refondation, est perçue comme un événement exceptionnel et particulièrement intéressant. Ce fut le pari réussi par Maxime Prévot de transformer le cdH en un nouveau parti : Les Engagés. Tout n’avait pourtant pas particulièrement bien commencé dans cette opération de recomposition. Mais ce parti a su construire une image de renouveau radical. Cela tient d’abord à la personnalité de Maxime Prévot, président du parti et figure centrale, en particulier lorsque d’autres élus médiatiques (comme Catherine Fonck, Céline Fremault ou George Dallemagne) ont annoncé arrêter la politique en 2024. Pour qui connait la politique belge, Maxime Prévot est loin d’être un nouveau venu : élu député depuis 2007, il fut ministre wallon vice-président du gouvernement de 2014 à 2017, et est surtout un inamovible bourgmestre de Namur depuis 2012. Mais il ne fut jamais une figure médiatique de premier plan avant de devenir président du cdH. Il a ensuite été particulièrement discret durant la phase de refondation du parti. Pour le plus grand public francophone, il a ainsi pu apparaitre comme un homme relativement neuf lorsque la pré-campagne a commencé. Ce fut d’autant plus le cas que l’espace médiatique était saturé depuis des années par les Magnette, Bouchez et Nollet, omni-présidents de partis qui, tant bien que mal, dirigeaient à trois la Wallonie et participaient à la coalition Vivaldi. Mais le grand « coup » de Maxime Prévot et de son parti fut d’attirer des profils très divers, parfois médiatiques, parfois pertinents sur le fond. Le premier d’entre eux fut Yvan Verougstraete, patron-fondateur de Medipharma, puis Jean-Luc Crucke, ancien ministre wallon en rupture de ban avec George-Louis Bouchez. Suivirent ensuite une floppée de personnalités issues de la société civile : Elisabeth Degryse (peu médiatique mais particulièrement crédible), Yves Coppieters (hyper-médiatisé lors de la crise Covid), Vincent Blondel, Jean-Marc Cloquet, Olivier de Wasseige, ou encore Alain de Neef (liste non exhaustive).
Surtout, ces personnalités n’étaient pas, comme par le passé, des « attrapes-voix » utilisées uniquement à cette fin. Ils furent au contraire associés aux décisions, certes à des degrés très divers : au cœur du système comme c’est le cas d’Yvon Verougstraete arrivé dès le début de la refondation, ou plus souvent consultés dans leur domaine de compétence. C’était là la révolution, jamais faite dans un parti belge, qu’une partie de l’électorat a perçue.
Le même mouvement, bien que de nature et d’ampleur différente, a pu être observé au MR. On parle ici davantage de renouveau que d’ouverture, car les personnalités importantes mises en avant ne venaient, sauf exception, pas de l’extérieur. Mais, en quatre ans de présidence Bouchez, le renouvellement a été impressionnant. Pour les plus spectaculaires, on peut citer Adrien Dolimont, propulsé ministre wallon du budget alors qu’il était simple échevin, ou Hadja Laabib devenue ministre des Affaires étrangères. Mais il y eu aussi une volonté délibérée de rajeunissement en interne en poussant de jeunes députés wallonnes comme Rachel Soubry, aujourd’hui cheffe de groupe au parlement wallon, ou Diana Nikolic devenue cheffe de groupe au parlement de la FWB dès janvier 2022 en remplacement de Françoise Schepmans. Citons également David Leisterth, promu chef de file à Bruxelles. Le MR s’est alors éloigné de cette image de parti de barons qui, accrochés à leurs prérogatives et leurs fiefs, empêchaient le renouveau. Au moment de la constitution des listes, ce renouveau en interne a été complété par l’apport de membres de la société civile. Si on a pu facilement critiquer le caractère attrape-voix de Marc Ysaye ou de Julie Taton, il faut aussi mentionner des personnalités comme Olivier Willocx, directeur pendant plus de vingt ans de l’organisation patronale bruxelloise Beci, Pierre Jadoul, dernier recteur de l’Université Saint-Louis avant la fusion avec l’UCLouvain, ou Anne-Catherine Dalcq, ex-vice-président de la Fédération des Jeunes Agriculteurs et depuis lors devenue ministre wallon de l’agriculture.
Face à ces ralliements, les autres partis ont tenté de réagir. Mais le PS ne réussit qu’à aller chercher dans « sa » société civile, avec Yvon Englert ex-recteur de l’ULB ou André Réa, professeur dans cette même université. Et pour Ecolo, l’ouverture s’est limitée à Charline Van Snick, ex-médaillée olympique de judo.
Ce profond renouveau couplé à cette ouverture à la société civile constituent certainement le plus grand facteur du succès du MR et des Engagés. Il est d’ailleurs révélateur de constater que cette volonté de renouveau et d’ouverture s’est manifestée dans le casting ministériel des gouvernement wallons et de la Fédération Wallonie-Bruxelles. En effet, sur les 10 ministres nommés dans les deux entités, quatre sont des nouveaux venus en politique : Elisabeth Degryse et Yves Coppieters pour Les Engagés, Anne-Catherine Dalcq et Cécile Neven pour le MR. Précisons que cette dernière n’était même pas élue au moment de devenir ministre. Surtout, Elisabeth Degryse accède directement au poste de Ministre-présidente de la FWB avec en outre des compétences propres conséquentes (budget, enseignement supérieur). On peut ajouter à ceux-là Adrien Dolimont et Valérie Lescrenier qui n’étaient pas députés durant la dernière législature. Concernant le premier, il s’agit d’une carrière proprement météorique puisqu’Adrien Dolimont est promu ministre-président de la Région Wallonne après avoir été ministre du budget durant deux ans, alors qu’il était jusqu’alors uniquement échevin aux finances de Ham-Sur-Heure-Nalinnes. Au total, seuls trois ministres sur dix l’étaient il y a cinq ans ou l’avaient été auparavant : Pierre-Yves Jeholet, Valérie Glatigny et Jacqueline Galant. Un large contraste avec les pratiques précédentes où les incursions venues de la société civile était rares et le renouvellement parcimonieux. On tranche en tout cas clairement avec le gouvernement précédent qui voyait un Elio Di Rupo en fin de carrière devenir Ministre-Président wallon pour la 3e fois.
L’effort est bien sûr inégal et, jusqu’à un certain point, de nature différente entre les deux partis vainqueurs. Si Les Engagés ont su véritablement intégrer des personnalités massivement et de tous horizons, classés aussi bien à gauche (Elisabth Degryse) qu’à droite (Jean-Jacques Cloquet, Olivier de Wasseige), le MR s’est plutôt illustré par une forte capacité de renouvellement interne et à aller chercher des membres de la société civile dans les milieux proches (agriculture, journalisme, UWE). Mais l’important est de voir qu’il s’agit d’une véritable rupture avec la pratique passée : non seulement les nouveaux venus sont arrivés massivement (en tout cas chez les Engagés), mais ils ont surtout été mis au cœur du système car à des postes de ministres, et même de Ministre-présidente pour Elisabeth Degryse. On est loin des débauchages ponctuels motivés essentiellement par une recherche des voix de préférence.
Ce renouvellement fondamental des Engagés en termes de personnel politique, de nom et d’image et, jusqu’à un certain point, de doctrine se reflète dans les transferts de voix dont a bénéficié ce parti. En effet, si l’on en croit l’étude sortie des urnes du Cevipol, seuls 64% des électeurs du cdH en 2019 ont voté Engagé en 2024 (p.4). C’est un score extrêmement bas pour un parti réalisant un tel carton électoral, inférieur par exemple à celui du PS (67 %) qui perd pourtant des voix. La preuve que les Engagés sont bien plus que les héritiers du cdH et ont su largement renouveler leur électorat. C’est à n’en pas douter le résultat d’une communication qui a voulu s’adresser à tous les électeurs, alors que la plupart des partis s’adressent d’abord à leur électorat – quand ce n’est pas à leurs militants.
La force de l’effet électoral est peut-être à la mesure du rejet par bon nombre d’électeurs d’un monde politique perçu comme sclérosé et largement replié sur lui-même. Toujours est-il que, de manière générale, ces nouveaux venus ont réalisé de très bonnes performances électorales.
Mais à ces éléments généraux, il faut ajouter deux effets particuliers qui ne concernent que le MR. Rappelons que ce parti a obtenu un score totalement imprévisible si l’on se réfère aux sondages d’avant-élections. En effet, le sondage le plus favorable pour le parti libéral les donnait à 23,5% alors que le résultat final fut de 30 % ! A l’inverse, le score des Engagés était dans la logique d’une progression continue dans les sondages. Que s’est-il donc passé pour le MR, que les sondeurs n’avaient manifestement pas su prévoir ?
Nous distinguons ici deux effets liés à des personnalités libérales, à savoir Sophie Wilmès et Pierre-Yves Jeholet.
L’effet Wilmès
Concernant Sophie Wilmès, il faut d’abord pointer son score en termes de voix préférences : plus de 531.000 voix, en incluant Bruxelles et la Wallonie. C’est une performance au-delà de l’exceptionnel, c’est stratosphérique et sans aucun équivalent dans l’histoire de la politique belge, en tout cas côté francophone. Si l’on compare avec les scores de personnalités flamandes, et tenant compte du fait qu’il y a presque deux fois moins d’électeurs Francophones que Flamands, Sophie Wilmès surpasse largement les champions en voies de préférence que furent Yves Leterme en 2007 ou Bart De Wever en 2010. Pour avoir un équivalent, il faut remonter à Léo Tindemans en 1980… mais à une époque où le choix électoral était plus limité puisque seuls quatre partis principaux se présentaient alors en Flandre (CVP, SPA, VLD et Volksunie). Ce résultat ne s’est pas seulement observé dans les urnes, mais aussi pour quiconque a suivi un déplacement de Sophie Wilmès durant la campagne. On peut citer son colistier Benoit Cassart qui décrit le phénomène : « Pendant la campagne, Sophie catalysait les foules. C’est au Doudou que j’ai compris qu’on allait faire un score terrible : sur les terres d’Elio, plus rouge que ça, il n’y a pas. On s’arrêtait non-stop pour faire des selfies. Elle a une relation terrible avec la population. » (Le Soir, 15/07/2024). A quoi est liée cette ferveur ? On peut ressortir deux éléments particulièrement marquants qui ont forgé l’image exceptionnelle de Sophie Wilmès. Le premier est que Sophie Wilmès est la première ministre de la crise Covid, plus précisément celle du premier confinement au printemps 2020. Alors que l’on affrontait une situation tout à fait nouvelle, et donc particulièrement anxiogène, Sophie Wilmès a su à la fois prendre des mesures difficiles et le faire en faisant preuve d’empathie et d’humanité, trouvant les mots juste pour une population traumatisée. Tout le monde se souvient de sa recommandation bienveillante et humaniste : « prenez soins de vous, et prenez soin des autres ». Le souvenir est d’autant plus doux qu’il est en contraste total avec ce qui a suivi, à savoir la (non-)communication de Franck Vandenbroucke et Alexander de Croo qui consistait essentiellement à dire que « c’est nécessaire », et donc il faut le faire même si ça fait mal. Certains diront – et nous sommes ici dans la perception – qu’il s’agit d’une communication typiquement masculine et flamande, comprenez top-down et brut de décoffrage. Au-delà de la communication, il faut ici insister sur le contraste en termes de ressenti entre le premier confinent et le second (et tous ceux qui ont suivis). En mars 2020, on avait à l’esprit que cette situation exceptionnelle serait provisoire. Il faisait beau, on pouvait bien passer deux mois à s’arrêter, à casser notre rythme habituel. Dans les faits, les règles de ce confinement ont été largement acceptées et respectée. A l’inverse le reconfinement de l’automne 2020 a donné l’impression de ne plus devoir finir et de devenir, non une exception, mais un nouveau mode de (sur)vie. Face au non-respect des mesures, les autorités sont parties dans une spirale répressive (couvre-feu, amendes) qui est allé jusqu’à mettre en garde à vue des adolescents qui se réunissaient pour une soirée-pizza. Par contraste la période où Sophie Wilmès a géré la crise peut paraître idyllique avec une première ministre particulièrement empathique.
L’impression d’empathie et d’humanité de l’ancienne premier ministre ont été incroyablement renforcés par le deuxième élément déterminant de son image. Sophie Wilmès est en effet celle qui a abandonné son poste de ministre des Affaires étrangères pour accompagner son mari dans la maladie, et finalement la mort. Deux idées fortes ici. D’abord elle privilégie sa famille et sa vie personnelle aux honneurs et à sa vie professionnelle. Ensuite, la perte de son mari entraine bien évidemment une empathie envers cette femme qui a, par le passé, fait preuve de tant d’empathie envers les Belges au moment du Covid.
Voilà des circonstances exceptionnelles qui peuvent expliquer le score tout aussi exceptionnel de Sophie Wilmès en voix de préférences, ce qui a conduit le MR à capter 34,5% des voix des Wallons aux électeurs européenne. Nul doute que ce score a tiré le score global du MR vers le haut, même s’il est impossible de savoir dans quelle mesure. Mais ce qu’il faut remarquer c’est que tous les éléments de popularité développés plus haut n’ont rien de proprement politiques et encore moins idéologiques. Ils peuvent toucher n’importe quel électeur, quel que soit ses convictions. Or il faut souligner l’apolitisme extrême d’une partie non négligeable de l’électorat wallon. Beaucoup de gens ont du mal à suivre une vie politique à la fois complexe et souvent sans relief. Obligé par la loi de voter, certains sont forts hésitants et peuvent choisir d’abord une personnalité qu’ils admirent ou affectionnent pour ensuite voter, par défaut, pour son parti aux autres niveaux de pouvoir. C’est le fameux « effet wahou ! » – comprenez « effet d’entrainement » – dont parlaient les partisans de Sophie Wilmès lorsqu’il fut question de la mettre en tête de liste de l’Europe. Nul doute que l’effet a été là à l’arrivée, même s’il est encore une fois bien difficile à quantifier.
Cet effet peut expliquer en partie l’écart entre les sondages et le résultat du MR. En effet, dans ce cas précis, une partie des électeurs a pu arriver au bureau de vote sans vraiment savoir pour qui ils allaient voter, et ont voté MR pour soutenir le parti de Sophie Wilmès.
L’effet Jeholet
Mais il faut bien autre chose pour expliquer l’écart entre ce MR pointé à 22,6% du MR dans le dernier sondage sorti deux semaines avant l’élection et le résultat de 29,6% au soir du 9 juin. Quel élément aurait pu faire basculer la campagne dans les dernières, voire la dernière semaine ? En réalité, un seul fait de campagne saillant est à relever sur cette période : l’altercation entre Pierre-Yves Jeholet et Nabil Boukili et la petite phrase du premier enjoignant le second à quitter la Belgique si la législation concernant le port des signes religieux dans la fonction publique ne lui convenait pas. Une phrase reprise en boucle par tous les communicants plus ou moins officiels du PS et d’Ecolo, accusant Pierre-Yves Jeholet d’un dérapage raciste. Ce faisant, ils ont en réalité fait une incroyable publicité à Pierre-Yves Jeholet et à sa conception de la laïcité qui a, in fine, largement profité à son parti. Mais avant de décrire l’effet ici possible, revenons sur l’accusation de racisme, puisque l’effet électoral en question est aussi lié au caractère, sinon fallacieux, du moins gratuit de cette accusation.
Il faut revoir cette séquence pour apprécier la phrase de Pierre-Yves Jeholet, qui apparaît tout à fait spontanée. On y voit que Nabil Bouliki fait un parallèle entre le régime des Molah en Iran – qui force les femmes à porter le voile – et la législation belge qui leur interdit dans la fonction publique. C’est ici qu’un Pierre-Yves Jeholet manifestement excédé lui répond qu’à tout prendre il peut quitter la Belgique si la législation ici ne lui convient pas. Mais ce faisant, Pierre-Yves Jeholet n’attaque pas Nabil Bouliki sur son origine, mais sur ses convictions, qu’il estime incompatible avec la définition belge de la neutralité de l’état. Contrairement à ce qui a été avancé, Pierre-Yves Jeholet ne lui a pas dit de « retourner chez lui », ce qui aurait été effectivement raciste puisqu’il aurai renvoyé M. Bouliki à ses origines. On voit d’ailleurs durant l’émission que Christophe Deborsu, pensant le citer, parle de « repartez d’où vous venez » et précise que l’on pourra revérifier ce qu’il a vraiment dit. Nabil Boukili reprend ensuite cette idée de renvoi aux origines en demandant à Pierre-Yves Jeholet où il devrait rentrer selon lui. Toutes les accusations de racismes faites ensuite à M. Jeholet se basent sur cette phrase qu’il n’a jamais prononcé, alors qu’il n’y a rien de plus facile que de retrouver la séquence incriminée.
Rappelons ici qu’estimer que les signes convictionnels n’ont rien à faire dans la fonction publique ne relève pas du racisme, ni même de l’islamophobie. Il s’agit d’une vision de la société, en soit tout aussi respectable que celle qui consiste à dire que chacun doit être libre de porter ce qu’il veut, quelle que soient sa fonction et les circonstances. Dès lors l’accusation de racisme est totalement gratuite.
Mais cette accusation très largement relayée a eu probablement un effet électoral certain même s’il est, là aussi, difficile à mesurer. Il est en effet venu rappeler que le PTB était pour le port du voile sur le lieu de travail. Et, accessoirement, qu’Ecolo et le PS, qui sont tombés sur Pierre-Yves Jeholet à bras raccourcis, n’ont pas une opinion différente sur ce point. Or de nombreux wallons sont en profond désaccord avec les partis de gauche sur ce sujet, y compris parmi leurs électeurs. Ceux-ci ont pu alors décider qu’ils allaient voter pour le parti défendant leurs convictions sur cette question précise qui, si elle put paraitre marginale pour certains, est particulièrement importante pour d’autres. Combien cela a-t-il représenté ? 3, 4 ou 5% de l’électorat global ? Toujours est-il que cela est suffisant pour faire passer le MR d’un excellent résultat au triomphe électoral que nous avons connu. Cet effet de glissement est d’ailleurs le seul à expliquer le mauvais résultat tant du PS que du PTB, alors que l’on pensait que ces électorats fonctionnaient en vases communicants. En effet, alors que l’électorat d’Ecolo est plutôt en phase avec son parti sur la question des signes convictionnels, il y a parmi les électorats wallons du PS et du PTB une forte composante populaire et, pour le PTB, un électorat protestataire, pas vraiment de gauche et qui voterait volontiers pour un parti de droite populiste s’il était visible en Wallonie. Par défaut, ces électeurs se sont portés sur le MR ou du moins ont préféré ne pas voter PTB. Il est ainsi possible que ces électeurs aient voté pour Les Engagés (qui se sont abstenus de rentrer dans la polémique) ou soient tout simplement restés chez eux. L’autre indice de cet effet spécifique est que la mauvaise performance du PTB et du PS n’a pas du tout été observée à Bruxelles. Ces deux partis ont fait peu ou prou le résultat que leur prédisait les sondages, de même que le MR – si l’on tient compte de la fameuse marge d’erreur. Or c’est bien la distorsion entre l’électorat des partis de gauche à Bruxelles et en Wallonie qui apparait ici. L’effet que nous avons décrit n’existe pas, ou de manière marginale à Bruxelles, étant donné la présence de l’électorat de confession musulmane dans les partis de gauche bruxellois. C’est d’ailleurs celui-ci qui a forcé les partis en question – et singulièrement le PS – à avoir cette position sur les signes convictionnels. Position qui, pour rappel, a provoqué la critique de plusieurs personnalités attachées à la laïcité historique du PS, dont notamment Marc Uyttendaele et son fils Julien, député bruxellois sortant. La bruyante condamnation du PS des propos de Pierre-Yves Jeholet a pu rappeler aux électeurs cette situation, tout en rehaussant l’importance du sujet à quelques jours du scrutin.
Il faut ici rappeler que le glissement d’une partie de l’électorat populaire des partis de gauche vers la droite ou l’extrême-droite pour des questions liées à l’immigration et à l’identité s’est observée dans de nombreux pays européens, en particulier voisins du nôtre (France, Pays-Bas, Allemagne), et plus précisément en Flandre. Probablement que l’exception wallonne ne pouvait pas continuer indéfiniment.
Précisons que la puissance de ces effets Wilmès et Jeholet est corroborée par la constat fait par l’étude du Cevipol pour qui l’« agrégation d’électeurs et d’électrices d’horizons politiques différents est une des éléments majeurs qui permet de saisir le bond électoral marquant du Mouvement réformateur » (p.4). En effet, les raisons d’un soutien à Sophie Wimès sont largement apolitiques alors que la posture de Pierre-Yves Jeholet a pu attirer des électeurs en provenance de tous les partis.
L’autre enseignement est que cette ample victoire du MR due, en partie, à l’action ou l’image de Sophie Wilmès et Pierre-Yves Jeholet vient contredire le récit médiatique d’un succès qui serait d’abord et avant tout, voire exclusivement, le fait de la stratégie de George-Louis Bouchez. Il était certes le seul à imaginer une victoire d’une telle ampleur et celle-ci valide sa stratégie. Mais atteindre un tel score aurait été impossible sans l’action d’autres personnalités du MR. De fait, pour une bonne partie de la presse, George-Louis Bouchez est passé subitement d’un trublion trumpiste qui n’aurait rien compris à la politique belge, à un génie politique soudain révélé. On peut aussi penser que la victoire du MR s’est largement construite en janvier dernier, lorsqu’il fut décidé que ce n’est pas seulement le président qui pourrait porter la voix libérale, dans un parti qui ne manque pas de personnalités fortes, et populaires.
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