Lors de mon précédent billet, j’avais comparé la gestion de crise liée au coronavirus entre la France et la Belgique, sous l’angle des différences culturelles. La lecture d’un excellent article du journal suisse Le Temps m’a incité à élargir la réflexion à l’ensemble de l’Europe. Où l’on voit, ici comme ailleurs, une fracture nord-sud entre Europe latine et germanique.
Cet article, « Le confinement marque une frontière culturelle en Suisse » détaille les différences d’approche entre Suisses alémaniques (germanophones) et romans (francophones et italophones) sur la manière de gérer au mieux la crise du coronavirus. Rappelons que, même si elle ne fait pas la une des journaux, la Suisse est un pays particulièrement touché par le virus. Il est d’autant plus intéressant de voir pourquoi ce pays a pourtant refusé de mettre en place un confinement, lui préférant une politique de distanciation sociale rigoureuse qui a jusqu’à présent plutôt bien réussi.
Malgré un nombre de cas par habitant très élevé, on voit en effet que la courbe de progression de l’épidémie s’aplatit.
Mais avant d’arriver à cette décision, on a assisté à une lutte entre Alémaniques et Romans. Les premiers opposés au confinement alors que les seconds étaient partisans de suivre les exemples italiens et français. Selon les universitaires interrogés, cette différence de vue est révélatrice de conceptions divergentes du rôle de la puissance publique. Alors que les Romans attendent un État fort qui prend des décisions, les Alémaniques misent sur la responsabilité individuelle. Inutile donc de recourir au confinement. On préfère compter sur les règles de distanciation sociale et sur le respect de ces règles par les citoyens. Partant de ce constat, il est possible d’étendre ce raisonnement à toute l’Europe et de voir comment les cultures réagissent différemment au coronavirus.
La fausse opposition confinement versus immunité collective
Pour cela, il faut au préalable se défaire d’une opposition souvent avancée entre deux stratégies : le confinement et l’immunité collective. En effet, même si cette immunité fut avancée par certains pays, elle est moins une stratégie qu’un objectif à atteindre. Très concrètement, en l’absence de vaccin et de remède miracle, l’immunité collective est le seul moyen de mettre fin à l’épidémie, en tout cas dans sa version massive. Rappelons le principe : lorsque qu’à peu 60% d’une population a eu le covid-19, on estime que la progression du virus dans ladite population devient marginale et qu’elle s’éteint d’elle-même. Cet objectif est notamment affiché par le virologue belge de référence Marc Van Ranst, qui a vu très récemment des signes encourageants de ce point de vue. C’est d’ailleurs dans cet objectif d’immunité collective qu’il avait préconisé de laisser les écoles ouvertes, sans être suivi par les politiques sur ce point. L’objectif est, en Belgique comme ailleurs, de prendre les mesures nécessaires pour que l’épidémie se diffuse suffisamment lentement pour ne pas saturer les services hospitaliers. Le confinement et l’immunité collective ne sont donc pas à opposer. Le premier est un moyen pour arriver au second en minimisant, autant que possible, les pertes en vies humaines. La vraie différence aujourd’hui entre les États européens est constituée par ceux qui imposent le confinement et ceux qui se contentent de mesures de distanciation sociales.
Confinement au Sud, distanciation sociale au Nord
Or quand on classe les États selon cette distinction, la frontière culturelle entre Latins et Germains réapparaît peu ou prou. Concernant la Suisse, précisons tout de même que les cafés, les restaurants, les écoles et les commerces non essentiels sont fermés. De même tout rassemblement est interdit. La différence avec la France ou la Belgique se limite donc au confinement stricto sensu. Le cas de l’Allemagne est plus intéressant. En effet dans cet État fédéral, la santé est de la compétence des Länders et Angela Merkel a échoué à imposer une approche commune face au Covid-19. Il en résulte des mesures de distanciation sociales très différentes d’un Land à l’autre. Le tableau ci-dessous synthétise les différentes réglementations.
On notera pas exemple qu’il est toujours possible de manifester à Brème. Cette disparité peut paraitre étonnante, tant vu d’un État unitaire comme la France, qu’en Belgique où la moindre différence entre Flamands et Wallons aurait été brandie comme le début de la fin du pays. Pourtant on peut se demander s’il est pertinent d’avoir les mêmes mesures de confinement dans un village reculé des Ardennes ou de la Lozère ou dans une ville que l’on sait fortement touchée. Mais l’important est ici de voir que le confinement chez soi n’est pas de mise, quel que soit le Land concerné.
Les Pays-Bas offrent un autre exemple de refus du confinement. Les premières mesures ont été prises tardivement mais, contrairement au Royaume-Uni, il n’a pas été question de compenser ce retard par des mesures très strictes. Chez nos voisins du nord, la politique consiste à préserver et isoler les groupes à risque, soit les personnes âgées ou ayant des problèmes de santé. Pour le reste, les écoles, bars et restaurants sont fermés et on demande à la population de recourir autant que possible au télétravail. Mais les visites en famille sont toujours possibles et les magasins non essentiels restent ouverts avec des mesures d’hygiène et de distance sociale renforcée. Bref, la vie économique et sociale continue, même si elle est fortement affectée.
Le facteur culturel comme explication
Évidemment la règle Latins confinés et Europe du Nord en distanciation sociale n’est que partiellement vraie. Il y a le cas extrême de la Suède, où les restrictions sont minimes. D’un autre côté, le Danemark a pris des mesures de confinement strictes. De même on pourrait parler d’un continuum entre les différentes politiques et non d’une césure entre le confinement et la distanciation sociale. Dans l’application concrète, la différence entre les politiques suisses et belges tient au détail. Suivant la logique que nous développons ici, ce n’est d’ailleurs pas surprenant puisqu’il s’agit de deux pays multilingues, à cheval sur la frontière culturelle qui traverse l’Europe. Mais l’on peut remarquer qu’en Belgique, il n’y a pas eu de vrai débat Flamands-Wallons sur l’opportunité de confiner. La divergence a plutôt porté à l’origine sur la fermeture des écoles, question qui semble bien anecdotique aujourd’hui. À l’inverse, il semble que dans les dernières discussions sur la prolongation du confinement, ce soit côté Flamands que l’on ait poussés à avancer la date du 3 mai.
Mais reprenons notre focus européen. Même si toutes ces politiques se ressemblent, il existe bien un critère de différenciation entre politique de confinement et de distanciation sociale. En effet, le confinement suppose que l’on reste chez soi, sauf pour une série d’activités jugées essentielles, dont la liste varie d’un pays à l’autre. À l’inverse, la politique de distanciation sociale autorise par défaut tout, sauf une liste d’activités proscrites. La différence tant philosophique que psychologique pour les citoyens concernés n’est pas mince.
Ceci posé, comment expliquer la propension du sud de l’Europe au confinement alors que le nord opte, majoritairement, pour la distanciation sociale ? Posons d’abord que le confinement n’est pas vraiment un choix. Personne n’a envie de se claquemurer. Concrètement, les gouvernements des pays du Sud de l’Europe ont, dans un premier temps, essayé la distanciation sociale. Mais leurs populations n’ont pas suivi. On l’a vu particulièrement en France où les rassemblements ont continué spontanément, peu importe les appels des autorités à respecter les distances. À l’inverse, la discipline, le contrôle social et l’esprit de responsabilité des Allemands, Suisses et Néerlandais font que les consignent de distance sociale sont globalement respectées.
L’inégalité des cultures face à l’épidémie
Mais il y a aussi un autre aspect qui explique cette nécessité des pays du Sud à adopter des mesures très fortes : tout simplement l’explosion de l’épidémie dans ces pays. Or cette explosion peut très bien s’expliquer pour des raisons culturelles et de mode de vie. Les Latins plus tactiles, avec des salutations qui passent forcément par une poignée de main voire une accolade, propagent le virus plus rapidement. De même, la tendance à se rassembler, que ce soit en famille élargie ou dans des lieux publics favorise cette propagation. Pour caricaturer, on dira que la vie nocturne de Barcelone ou Rome est plus réputée que celle de Zurich ou de La Haye. Il apparaît donc que les cultures ne sont pas égales face à la progression du Covid-19. Non seulement ces différences culturelles expliquent la propagation plus rapide du virus dans les pays latins, mais elle explique également pourquoi gestes barrières et distanciation sociale sont plus ou moins faciles à intégrer d’une culture à l’autre. La distance entre ce qui est prescrit et ce que l’on fait habituellement n’est en effet pas la même pour un Allemand ou un Français. On se souvient encore de Paris au début du mois de mars, où tout le monde continuait à se serrer la main voire à se faire la bise.
Cet impact de la culture sur la propagation de l’épidémie se voit également en Belgique. Non pas, comme certains pourraient le penser, qu’il y ait une différence entre Flamands et Wallons. C’est dans les communautés turques et marocaines que Veerle Draulans et Wouter De Tavernier (KUL) mettent en lumière ce phénomène. Ces chercheurs partent d’un constat : à Genk, l’un des foyers de l’épidémie en Belgique, la moitié des patients hospitalisés appartiennent à la communauté turque de la ville. Ils expliquent cette situation par la solidarité familiale intergénérationnelle qui se traduit par un contact et une aide constante des plus jeunes envers les aînés. Ces chercheurs soulignent la difficulté à respecter les injonctions de distance sociale : « Aujourd’hui, prendre soin, c’est garder ses distances. Pour la communauté turque, ce principe met à mal une longue tradition d’entraide informelle. »
Lorsque la communauté en question ne concerne que quelques pour cent de la population globale, la surinfection reste collectivement gérable. Mais lorsqu’elle concerne l’ensemble de la société, l’on est bien obligé de prendre des mesures radicales. Ainsi, effrayés par la progression exponentielle de l’épidémie, les gouvernements des pays latins n’ont d’autre choix que de recourir au confinement. Surtout s’ils savent que leurs systèmes de santé ne sont pas en mesure de faire face à un afflux soudain de malades.
Enfin, citons un dernier facteur culturel dans le choix du confinement : la propension des Latins à céder à l’émotion alors que les Germains seraient rationnels. C’est certes caricatural. Mais c’est ce qu’a suggéré, de manière fort peu diplomatique, Alain Berset, le ministre suisse de la santé et de l’intérieur. Pour justifier son opposition au confinement, il a en effet déclaré : « Ce que nous faisons dans le pays aujourd’hui est très proche de ce que font les pays autour de nous. Mais la différence, c’est que nous ne faisons pas de politique spectacle. »
L’avenir proche dira si le confinement consiste vraiment en une « politique spectacle » ou s’il est plus efficace que la distanciation sociale pour enrayer l’épidémie.
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